Tant que tu ne cesseras de monter, les marches ne cesseront pas ; sous tes pieds qui montent, elles se multiplieront à l'infini !

Trente-cinq. C'est le nombre de marche qu'il faut gravir pour atteindre les hauteurs boisées du sud de la ville. Suivre le sentier qui zigzag à travers les arbres, puis, poser le pied sur la première marche et sur les trente-quatre suivantes. C'était aussi simple que ça et on atteignait l'entrée de la clairière donnant sur la table d'orientation. Ce matin, pourtant, l'atmosphère y est étrange, calme et pourtant si pesante. Tout le monde en ville connaît le coin par cœur, lieu de rencontre entre les amoureux de la nature, les sportifs et les fêtards de la veille, la table d'orientation attire toujours du beau monde. Trente-cinq marches, pas une de plus, pas une de moins. Pourtant, ce matin, la montée se fait sentir plus longue, plus lente. Trente-quatre, trente-cinq, trente-six, trente-sept, trente-huit... Les échelons s'étalent à n'en plus finir à l'horizon.

Assailli par la fatigue d'une nuit bien trop courte, peuplée de cauchemars et de terreurs nocturnes toutes plus effrayants les unes que les autres, le regard perdu sur le chemin qui serpente les arbres, Saddie en oublierait presque le monde autour d'elle. Réveil brumeux d'une nuit ponctuée de cris et de larmes, elle cherche refuge dans la quiétude du matin, prenant la direction de la table d'orientation, laissant derrière elle ses peurs nocturnes. Ses pas la conduisent bien rapidement jusqu'à la première marche de la dernière étape avant la clairière dans les hauteurs, seul endroit qui, malgré sa fréquentation de plus ne plus touristique, lui offre la paix et le réconfort dont elle a besoin après un sommeil si agité. La rousse prend son temps, toujours, elle sait comme elle se fatigue vite au fil des marches, s'arrêtent par moment, souriant à des passants ici et là. Bien qu'encore très calme, le sentier semble plus fréquenté qu'à son habitude, ce qu'elle ne manque pas de remarquer.

Depuis qu'elle était venu vive à Bridgton, elle avait laissé derrière elle des démons qui, malgré son combat quotidien, la hantaient encore jour après jour, ne lui offrant de répits que lorsqu'elle se laissait aller à s'évader, le temps d'un bref instant. Elle avait pourtant vu la mort d'assez prêt pour affirmer ne plus vouloir en entendre parler avant une bonne partie de sa vie, pour autant, elle continuait toujours à ressentir ce vide qu'elle avait tant eu en elle lorsqu'elle était encore à Hollywood. Bouffée d'air frais, probablement empoisonnée, Saddie attendait avec crainte le retour de la médaille qu'allait lui balancer la ville à la gueule, lorsque le temps aura jugé qu'elle avait assez profité du calme. Et si elle avait trouvé refuge auprès de madame Casmody, elle ne pouvait s'empêcher de se dire, que sa place n'était pas ici. Il ne faisait d'ailleurs aucun doute que les récents événements dont elle avait entendu parlé en ville ne l'aidaient pas à trouver sa propre place dans un endroit où les gens, aussi fous soient-ils, commençaient à partager des hallucinations collectives, plus frappantes les unes que les autres.

Ce matin-là à Bridgton, le soleil montait doucement, prenant peu à peu sa place au Zenith, devenant de plus en plus chaud, bien qu'il fut des plus agréables pour le moment. Et tandis que ses pieds frappent les marches une à une, elle ressent soudainement cette sensation étrange que les choses ne tournent pas dans le bon sens. L'aiguille du cadran semble tourner à l'envers, offrant à l'endroit une atmosphère étouffante qu'il n'avait jamais eu à ses yeux. Si le temps ne semble plus tourner correctement, le trajet qu'elle fait habituellement si rapidement lui, semble durer éternellement. Elle aurait pu jurer qu'elle allait arriver au bout de sa course, pourtant, devant elle, à ne plus s'arrêter, s'étale encore et encore les marches en rondins de bois du sentier de la table d'orientation, comme si dans la nuit, le chemin s'était rallongé de plusieurs kilomètres, le rendant épuisant pour quiconque chercherait à en atteindre le sommet.

"Merde. J'aurais jurée être arrivée au bout..."

Dans sa surprise, elle laisse échapper un juron avant de marmonner ces quelques mots, arrêtant ses pas pour lever la tête vers les hauteurs qui lui semblent aujourd'hui bien loin d'être atteignable. La fatigue lui jouerait-elle des tours ?