« Je suis médecin. Je sauve des vies, point. En dehors de mon cabinet, ce qu'ils en font avec, c'est pas mon problème »

Gil ? Pourquoi vous voulez parler de mon frère ? Vous êtes envoyé par nos parents ? Bah, dans le pire des cas, vous finirez entre quatre planches et nous encore libre, qu’est-ce que vous croyez. Ça fait pas dix ans qu’on est dans la nature pour rien.

Ah, vous l’avez rencontré. Il a soigné votre fils et vous vous demandez comment un énergumène pareil a pu devenir directeur d’un service ? C’est vache pour Gil, mais ce n’est pas si faux. Quelqu’un d’aussi énergique que lui, qui parle plus vite qu’il ne semble penser et qui tourne au café, ça ne paraît pas avoir sa place auprès des enfants et pourtant. Il sait comment les apaiser et les apprivoiser, avec cette spontanéité joyeuse que la plupart des adultes ont perdue.

… Vous ne remettez pas en question la pertinence de son caractère, mais ses connaissances ? Parce qu’il vient d’Écosse ? Les Américains ! On est né dans un gros clan écossais, les Campbell, ouais, comme le whisky. Vous voyez les familles riches de la Côte Est, bah c’est le même type. On a appris à être poli et avenant avant même de savoir marcher.

Enfin, moi surtout, Gil était l’électron libre qui revenait toujours crotté de boue après une exploration du jardin. Une fois, il a ramené une grenouille et l’a laissée dans la théière en porcelaine vide pour pas la perdre et qu’elle ne soit pas blessé. J’entends encore notre mère hurler comme une possédée en découvrant le batracien. Le service a eu une pièce manquante depuis.

Du coup, il a pu aller faire ses études de médecine dans une bonne fac. Une très bonne. Ce sont ses collocs qui n’étaient pas très nets. Je les ai rencontrés et franchement, j’ai su dès le premier coup d’œil qu’ils lui apporteraient que des ennuis. Mais il était heureux. Je ne l’avais jamais vu sourire autant qu’avec eux. Alors je ne lui ai rien dit. Je l’ai regardé se rapprocher d’eux et succomber en silence à l’un d’entre eux.

Gil n’en a jamais parlé, mais lorsque cet homme a disparu, il a sombré. Oh, pas dans l’alcool ou les drogues, pas même dans le café, non, non, il a simplement cessé de lutter contre ma mère qui voulait toujours qu’il soit présent à un événement, à une réunion familiale, alors qu’il déteste ça. C’était insidieux et pour la plupart des gens de la famille, il rentrait juste dans les rangs.

Alors ma mère lui a présenté quelqu’un et mon frère a accepté sans grand enthousiasme de jouer le jeu, parce qu’elle était la fille d’un grand industriel de la région, je crois. Je n’ai pas spécialement prêté attention à ce qu’elle était, j’étais trop occupée à tenter de convaincre Gil que la situation puait. Oh et ça, pour puer, elle puait.

Ma mère a organisé leur mariage dans son dos et l’a trompé pour le mener jusque devant l’autel, cette salope. Sauf que ça a eu l’effet d’un électrochoc ; il a planté la mariée devant et il s’est engagé en tant que médecin humanitaire pour fuir. J’ai oublié où c’était, ça fait presque onze ans maintenant. Quand il est revenu, quelques mois plus tard, il y avait des ombres dans ses yeux et une gravité qui n’existaient pas auparavant.

C’est là qu’il m’a proposé de partir aux USA avec lui. J’ai signé sans hésiter. Je me suis installée à LA, lui dans une petite ville. Je ne lui ai pas demandé pourquoi, mais il n’y est pas vraiment resté. Chaque année, il partait en mission humanitaire pour revenir quelques semaines, quelques mois seulement

Et puis, il y a deux-trois ans, il a cessé ses missions. J’ignore ce qui a changé, ce qui l’a convaincu de rester. Peut-être parce que mère n’avait pas réussi à le recontacter après tout ce temps, il s’est enfin permis de se sentir en sécurité, sans avoir besoin de fuir la moitié de l’année.

La dernière fois que je l’ai vu, il m’annonçait qu’il avait été promu directeur du service de pédiatrie avec un sourire si grand que j’ai cru un bref instant retrouver le jeune Gil. S’il s’y plaît, c’est le principal, n’est-ce pas ?



Deux heures cinquante-quatre.

Gil finit de recoudre le gamin qui a eu l’idiotie de vouloir jouer les cambrioleurs. C’est le troisième homme de la nuit qu’il soigne. Il n’est pas près d’arrêter le café. Il termine sa tasse froide depuis longtemps, avant de tendre une main en silence vers son patient.

— Désolé. J’ai pas de quoi payer.

Le médecin s’en doutait, mais bon. Gil soupire, avant de pencher la tête sur le côté.

— Des infos. C’est ce que je souhaite. Je pense que trois semaines à être mes yeux et mes oreilles suffiront.

— Et si j’ai rien de croustillant ?

— Cela peut arriver, je n’en doute pas. Mais si j’apprends que tu m’as menti ou caché des choses, tu peux faire une croix à l’avenir sur mes services. Ta petite sœur aussi.

— Vous n’oseriez pas… ?

Non, Gil n’oserait pas, mais il a une réputation à tenir dans les milieux criminels. Il n’aime pas compter uniquement sur Fraser. Il est assez débrouillard pour réussir à soigner les gens du monde de l’ombre sans l’aide de son ami. S’il l’aide en retour en lui balançant les infos qui lui semblent le plus utiles, c’est par reconnaissance. Sans lui, il n’aurait jamais eu un pied-à-terre aux États-Unis pour se reconstruire.

Même s’il a continué à fuir pendant des années, incapable de regarder Fraser en face sans regretter de ne pas avoir pu faire plus, de ne pas avoir réussi à le protéger comme il l’aurait dû, de ne pas avoir sauvé Tàhmas. Il a sauvé Isbeil, certes, mais cela n’effacera pas toute la douleur que son ami a endurée.

Il a mis huit ans avant de ne plus craindre ni sa mère, ni ses remords, remplacés par d’autres cauchemars.

Gil glisse l’argent qu’il a gagné cette nuit dans la jarre sur la commode présente dans la pièce. Il ignore à quelle association il en fera anonymement don, cette fois ; s’il pouvait avoir un ou deux criminels friqués à soigner dans la semaine, ça serait parfait.

Trois heures quatre et un autre café.

Gil espère que sa nouvelle mouche fera des merveilles. Il s’est passé quelque chose la nuit du 22 mars, il le ressent au plus profond de ses tripes. Événement paranormal ou avec une explication scientifique, au fond, peu lui importe. Il doit savoir.

Il a des proches à protéger et il ne compte pas de nouveau échouer.

Petit mot du staff - Si les petits pois sont verts, pourquoi les fraises sont rouges ? Cher Gil, vous avez quatre heures ! (oui, je m'en souviendrai toujours).
Plus sérieusement, ce médecin clandestin s'annonce prometteur, et sans doute s'attirera-t-il bon nombre d'ennuis dans les jours à venir. Qui sait ?

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